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© A.Immelé, Berlin, mai 2010
"Toutes les villes sont géologiques et l’on ne peut faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. Nous évoluons dans un paysage fermé dont les points de repère nous tirent sans cesse vers le passé." Gilles Ivain, Formulaire pour un urbanisme nouveau, revue internationale situationniste N°1, 1958.
Dans sa conférence The idea of Europe / Une certaine idée de l'Europe, George Steiner rappelle la souveraineté du souvenir qui domine l'Europe. Il prend pour exemple les plaques de rue au noms de penseurs, écrivains, scientifiques ou les vieux quartiers de villes telles que Dresde ou Varsovie, pour invoquer la coexistence des temporalités, qui provoque pour le promeneur une déambulation entre des spectres matérialisés : " Il est très difficile de traduire en mots la chaleur, l'aura que le temps authentique, le temps qui est un processus vécu, donne au jeux de lumière sur la pierre, dans les cours, les faîtes de toits. Dans l'artifice de la reconstruction, la lumière a un goût de néon." Mais ce poids du passé, s'il est un héritage culturel, n'en demeure pas moins un problème : "Un européen lettré est captif dans la toile d'araignée d'un In memoriam à la fois lumineux et suffocant." George Steiner souligne l'importance de ce poids du passé, mais aussi sa lourdeur, sa capacité à empêcher d'aller vers l'avant, vers le futur et le progrès. En cela il oppose la culture européenne et américaine, qui récuse ce tissage du passé. Dans ces notes George Steiner utilise le mot allemand "Geschichtsmüde", qui signifie "fatigué de l'histoire", mot ancien qui l'obsède. Cette conception d'une Europe habitée par les spectres du passé, n'est pas sans nous rappeler cette "pensée de la trace" que l'on trouve chez Derrida.
Cette souveraineté du souvenir rappelle la constitution des identités nationales qui procèdent par la construction d'une histoire établissant la continuité avec les lointains ancêtres. Dans "La création des identités nationales en Europe 18e-19e siècle", Anne-Marie Thiesse explique comment les identités nationales européennes se sont construites au XVIIIe siècle, à partir de quelles procédures - ancêtres, héros, langues, folklore, hymne, drapeau, monuments culturels. Se demandant de quoi est constituée une nation, Anne-Marie Thiesse rappelle cette citation d'Ernest Renan : " C'est un riche leg de souvenirs. Le culte des ancêtres est légitime, ils ont faits ce que nous sommes". ///The idea of Europe, Lecture delivered at the Tenth Nexus Lecture 2004, titled as The idea of Europe, the reknown scholar and humanist George Steiner asked a sequence of questions: why would we need an idea of Europe in order to conduct the day to day business of the European Union? How are we to bridge reality and the European ideal ? nexus-instituut
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mardi 31 mai 2011
Geschichtsmüde
mardi 19 octobre 2010
'The Science Of Ghosts' - Derrida In 'Ghost Dance'
British filmmaker Ken McMullen's improvisational, non-linear film, 'Ghost Dance' (1983) concerns itself with various 'ghosts' (e.g., Kafka, Marx, Freud) and the issue of memory (the past) and how it functions in the present ... French philosopher Jacques Derrida plays 'himself' in the film and comments upon ghosts as they pertain to cinema and representation itself ... cinema, for Derrida, 'is the art of ghosts' and he regards himself - as portrayed in the film - as yet another ghost in whom he 'believes' ... modern technology (specifically, telecommunications), he says, instead of vanquishing ghosts, actually multiplies them ... however this is not necessarily negative - its quite the opposite - 'long live the ghosts!' he exclaims near the end of the clip ... the late Pascale Ogier plays 'Pascale' who is questioning Derrida ...
Merci à Siegfried Hut
samedi 19 juin 2010
Phasmes, essais sur l’apparition
" Le négatif a connu différents supports au cours de l’histoire de la photographie : papier avec le calotype, sur verre avec le collodion humide, sur plastique avec le film. Sur ce support est déposée une émulsion photochimique. Lorsque l’on regarde une épreuve, un tirage, nous voyons un positif, nous oublions le support négatif qui lui a donné naissance. Mais parfois, des poussières sur l’émulsion ou des incisions viennent nous rappeler la provenance de l’image photographique. Parfois lorsque le négatif présente des imperfections, l’encre ou le crayon sont utilisés pour le retoucher, et le plus souvent cette action ne se voit pas. L’utilisation du crayon ou de l’encre corrige des défauts, il sert à effacer notamment dans le portrait, une cerne, un bouton. Parfois ce geste qui se veut invisible acquiert une dimension spectrale, comme dans un calotype de Victor Regnault. Ce calotype réalisé vers 1850, montre la femme et la fille du photographe, il a été analysé par Georges Didi Huberman dans un texte intitulé « Superstition ». Si nous observons attentivement le tirage, nous nous rendons compte que dans la partie droite de l’image, il y a un vide : quelqu’un ou quelque chose semble avoir été effacé. Une forme disparaît dans le blanc lumineux. Victor Regnault a effacé quelque chose, pour ce faire, il a recouvert cette chose avec un crayon à mine de plomb, ce qui a noirci le négatif papier, qui est devenu une auréole de blanc poudreux sur le tirage. Le dépôt de la mine de plomb noir est devenu une lumière d’artifice, d’effacement. Le dépôt devient absence. Qu’a effacé Victor Regnault ? Nous savons que Victor Regnault réalisait beaucoup de portraits de sa famille, lorsqu’un enfant bouge trop il devient flou. Regnault n’appréciait pas le flou de bougé, il souhaitait une exactitude de la photographie, c’est pourquoi G.Didi Huberman émet l’hypothèse que Victor Regnault a effacé l’un de ses fils. Le texte s’intitule Superstition car l’auteur relie ce geste d’effacement avec la mort tragique des deux fils du photographe....."
Anne Immelé, extrait de la conférence Les liens entre photographie et dessin, dans le cadre de l'exposition Les constructions invisibles de Bertrand Flachot, à la Galerie Stimultania, Strasbourg, le 17 juin à 18h30.
" Les liens entre la photographie et le dessin semblent étroits. Nicéphore Niépce nomme son invention l'«héliographie», l'écriture avec le soleil. Par extension : la photographie, "photo-graphein" c'est l'écriture, le tracé et l'empreinte par la lumière. Dans les années 1830, William Henri Fox Talbot expérimente ses photogenic drawings (dessins photogéniques) et publie The pencil of nature entre 1844 et 1846. En remontant aux expérimentations des primitifs de la photographie, il s'agira de s'interroger sur les enjeux perceptifs de ce «dessin avec la lumière», jusqu'à son élargissement à l'ère du numérique ".
Georges Didi Huberman, « Supersitition » in Phasmes, essais sur l’apparition, Minuit, Paris, 1998.
samedi 24 avril 2010
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© Anne Immelé, from the serie Memento mori |
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© Anne Immelé, from the serie Memento mori |
samedi 22 février 2003
Reflexions sur Austerlitz
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Je viens de terminer la lecture d'Austerlitz, et écris ici quelques réflexions :
"Comment le souvenir des gens et des événements du passé vient hanter les vies et résonner dans l’espace qui entoure les survivants, ceux qui ont échappé aux catastrophes et aux destructions ? Cette question hante les récits de Sebald. Dans ces récits poétiques et politiques, Sebald cherche à pallier un déficit de nos mémoires face à la destruction, et, en premier lieu, de la mémoire allemande. Il écrit dans sa langue maternelle (l’allemand) depuis l’Angleterre, car il est voué à une errance mélancolique, il travaille une prose de l’exil. Son œuvre littéraire s’ancre dans une lacune mémorielle : la conspiration du silence qui en Allemagne règne sur la destruction et les ruines du pays au lendemain de la deuxième Guerre mondiale. Il y a eu un refoulement collectif de cette mémoire, le travail de deuil n’a pas été effectué.
"Comment le souvenir des gens et des événements du passé vient hanter les vies et résonner dans l’espace qui entoure les survivants, ceux qui ont échappé aux catastrophes et aux destructions ? Cette question hante les récits de Sebald. Dans ces récits poétiques et politiques, Sebald cherche à pallier un déficit de nos mémoires face à la destruction, et, en premier lieu, de la mémoire allemande. Il écrit dans sa langue maternelle (l’allemand) depuis l’Angleterre, car il est voué à une errance mélancolique, il travaille une prose de l’exil. Son œuvre littéraire s’ancre dans une lacune mémorielle : la conspiration du silence qui en Allemagne règne sur la destruction et les ruines du pays au lendemain de la deuxième Guerre mondiale. Il y a eu un refoulement collectif de cette mémoire, le travail de deuil n’a pas été effectué.
Le personnage du roman, Jacques Austerlitz ne cessera de chercher à faire affleurer des images du passé dans le présent, à entretenir "un lien vivant avec le passé". Il est incapable d’apaiser en lui « le temps démonté des souvenirs » ce qui se traduit chez lui par des symptômes comme l’évanouissement ou le vertige. Austerlitz ignore initialement tout de son passé et n’apprend son véritable nom qu’à l’adolescence. Austerlitz fait en effet partie des enfants juifs envoyés pas leurs parents en Angleterre, depuis l’Europe centrale, en l’occurrence Prague, au début de la Seconde Guerre Mondiale. Adopté par un pasteur et sa femme le personnage ne découvrira son pays et sa langue d’origine qu’à l’âge mûr.
Au début du livre, le narrateur rencontre Jacques Austerlitz dans la salle des pas perdus de la gare centrale d'Anvers; ils discutent dans le buffet de la gare, dans lequel se trouve une impressionnante horloge : « Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l'un et l'autre la mesure du temps infini que mettait à s'écouler une seule minute, et nous étions chaque fois effrayés, bien que ce ne fût pas une surprise, par la saccade de cette aiguille pareille au glaive de la justice, qui arrachait à l'avenir la soixantième partie d'une heure, puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d'une menace qui nous glaçait presque les sangs". Sebald nous fait alors ressentir le passage d’une seconde.
Pourtant la notion même de temps rationnel, scientifique est remise en cause dans le livre : "Le temps était de toutes nos inventions la plus artificielle et, lié aux étoiles tournant autour de leur axe, il n'était pas moins arbitraire que s'il eût été calculé à partir des cernes de croissance des arbres ou de la durée que met un calcaire à se désagréger ..." plus loin : "De fait, dit Austerlitz, je n'ai jamais possédé d'heure, ni de régulateur ni de réveil, ni de gousset, ni encore moins de montre-bracelet. Avoir l'heure m'a toujours paru quelque chose de ridicule, de fondamentalement mensonger, peut-être parce qu'une nécessité interne que je n'ai jamais moi-même réussi à comprendre m'a toujours fait regimber contre le pouvoir du temps et me tenir à l'écart de ce que l'on a coutume d'appeler l'actualité, dans l'espoir, me dis-je aujourd'hui, dit Austerlitz, que le temps ne passe pas, ne soit point révolu, que je puisse revenir en arrière et lui courir après, que là-bas tout soit comme avant ou plus précisément, que tous les moment existent simultanément, auquel cas rien de ce que raconte l'histoire ne serait vrai, rien de ce qui s'est produit ne s'est encore produit mais au contraire se produit juste à l'instant où nous le pensons, ce qui d'un autre côté ouvre naturellement sur la perspective désespérante d'une détresse perpétuelle et d'un tourment sans fin. "
" Si Newton a réellement pensé que le temps s'écoule comme le courant de la Tamise, où est son origine et dans quelle mer finit-il par se jeter ? "
L’image du fleuve représente souvent le temps, qui est un défilement, un déroulement. La prise de conscience de l’instant, l’immobilisation de l’instant présent, par la photographie par exemple, est une césure, une interruption dans ce fleuve ininterrompu.
Dans une conférence donnée en 2009 à Mulhouse, Jean-Christophe Bailly a analysé le lien entre le temps continu et l’image fixe – qui est une interruption de ce flux. Pour lui, trois approches, trois interruptions du temps sont possibles :
- la contemplation
- le souvenir
- l’image
Le livre de Sebald contient ces trois dimensions.
Pour Bailly, la contemplation, c’est le temps ralenti, la contemplation qui agit comme une infusion. C’est une situation de retrait, hors du temps. "L'immobilité est une vibration, un absolu de la vibration, et c'est ce tremblement du temps, ce tremblement des choses dans le temps, que la photographie donne à voir" (Jean-Christophe Bailly, L'instant et son ombre)
Le passé ne s’enfonce pas irrémédiablement, il revient sans cesse sous forme d’images : c’est ce processus que décrit Austerlitz. Quelque chose en moi dormait, qui se réveil, en une collision d’images. Une pensée se forme autour de ces images.
Les ombres,
Les empreintes,
Les reflets
Sont des formes d’existence entre la présence et l’absence, entre l’être et le non être.
Ces dimensions de la photographie se retrouvent dans le livre, car Austerlitz pratique la photo :
« Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès que l’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar de l’épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement. »
Le récit est accompagné de photographies, mais nous ne savons pas d’où viennent ces photos illustrant le livre, ni qui les a prise. Ont-elles été collectées dans des marchés, trouvées dans un grenier ou ont-elles été prises par l’auteur ? Quelques soit leur origines, elles viennent appuyer le récit, leur donner une véracité ; nous sommes entre le réel et la fiction.
Tout au long du livre, une réflexion sur l’image se développe. Sebald considère d’abord l’image comme liée à l’éphémère, cela se caractérise par l’attirance d’Austerlitz pour les insectes, pour les ombres et pour le surgissement. La photographie l’intéresse uniquement dans sa puissance d’apparition, pour son statut de traces, d’empreinte du passé, de témoignage fragile et vacillant. Notons l’attrait pour les insectes, plus particulièrement pour les mites et les papillons. (Description des essaims de papillons de nuit qui décrivent des trajectoires en arc, en spirale, en boucle.) Lors de ses observations nocturnes, Austerlitz remarque que les stries lumineuses laissées derrière les papillons n’ont en réalité aucune existence : « elles n’étaient que les traces fantomatiques dues à la paresse de notre œil, qui croit encore voir un reflet rémanent à l’endroit d’où l’insecte, pris une fraction de seconde sous l’éclat de la lampe, a déjà disparu. C’étaient à ce genre de phénomènes factices, à ces irruptions de l’irréel dans le monde réel, à certains effets de la lumière dans un paysage étalé devant nous, au miroitement dans l’œil d’une personne aimée, que s’embrasaient nos sentiments les plus profonds, ou du moins que nous tenions pour tels. »
On ne peut pas capturer cette image, elle est insaisissable, elle happe le regard dans le temps. C’est pourquoi les images perçues par Austerlitz sont en lien avec l’évanescence, avec le diaphane de l’apparition : « il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement la pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement c’est l’évanescence même de ces contours, qui me donna le sentiment de l’éternité. » L’instant devient éternité, l’instant n’en finit pas.
Cette conception de l’image est à relier à sa conception du temps « rien de ce qui s'est produit ne s'est encore produit mais au contraire se produit juste à l'instant où nous le pensons ». Il s’agit, chez Sebald, ce fixer des visions éphémères comme Turner, dont l’aquarelle Funeral at Lausanne, 1841 est insérée dans le texte. Il s’agit d’une image presque sans substance, esquissée par Turner alors qu’il ne peut plus voyager et qu’il est hanté par l’idée de la mort. Fixer le transitoire, le fugitif, l’impalpable se caractérise par de multiples exemples. En fin de journée, Austerlitz contemple les ombres mouvantes d’une aubépine dessinées par les derniers rayon du soleil rasant : « L’instant d’un battement de paupière, j’aperçus des béances immenses, des enfilades de piliers et de colonnades qui se perdaient dans les lointains les plus reculés, … »
Dans le livre, les images du passé ressurgissent au fil des errances. Avant de partir à la recherche de son passé, Austerlitz connaît un délitement de sa pensée. Lui qui a passé son temps à écrire, en tant qu’universitaire spécialiste des architectures de pouvoir, ne peut plus écrire, il perd le fil de ses pensées. Il brûle tous ces écrits, et passe ses nuits à errer dans Londres : « Je parcourais les rues dépeuplées et prenais des centaines de clichés de ce que j’appelais des vues de banlieues, dont le vide et la désolation, je le compris plus tard, correspondaient exactement à mon état d’âme. »
Dans Austerlitz, le passé enfouie ressurgie de différentes manière, tout d’abord dans la fascination pour les architectures témoignant du passé ou vouées à la ruine. Par exemple lorsqu'il est étudiant à Oxford, Austerlitz visite des résidences de campagne menacées de ruine. Ces demeures étaient démolies dans les années 1950 au rythme d'une tous les deux-trois jours : "il n'était pas rare de voir à cette époque des maisons qui avaient été pratiquement dépecée, vidées de leurs bibliothèques, de leurs boiseries, de leurs rampes d'escalier, privées du marbre de leur cheminée et de leurs conduites de chauffage en cuivre jaune; des maisons dont les toitures s'étaient effondrées et qui étaient remplies de débris, d'ordures et de gravats jusqu'à hauteur du genou ..."
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